- SALVADOR (EL)
- SALVADOR (EL)Limité à l’ouest par le Guatemala, au nord et à l’est par le Honduras avec lequel il partage le golfe de Fonseca, le Salvador (21 041 km2), qualifié de «Petit Poucet» de l’Amérique centrale, est le seul des sept États de l’isthme à n’être ouvert que sur l’océan Pacifique. La population, composée en grande majorité de métis, s’élève à 5,7 millions d’habitants (1994). Sa densité (270 hab./km2) est six fois supérieure à la moyenne centraméricaine.Pays à dominante agricole (café surtout), le Salvador a développé son industrie manufacturière. À l’étroit dans ses frontières, il s’est laissé tenter par les sirènes expansionnistes. La guerre qui l’opposa en 1969 au Honduras en est l’illustration extrême.Le Salvador a longtemps «dansé sur un volcan», à savoir une structure sociale particulièrement injuste (pouvoir de deux cents familles, opposition entre les grands domaines et une multitude de minifundios ). Ce contraste est notamment à l’origine de la guerre civile qui a commencé au début de 1981 et s’est poursuivie durant près de douze années. L’impasse militaire entre les belligérants, la lassitude de la population et la modification du contexte international ont permis au Salvador de renouer, depuis 1992, avec la paix et les compromis démocratiques.Un pays volcaniqueÀ vol d’oiseau, à peine 300 kilomètres d’ouest en est, une centaine de kilomètres du nord au sud: telles sont les dimensions du Salvador.Le territoire est entièrement situé sur l’axe volcanique centraméricain. Deux chaînes parallèles le traversent d’ouest en est; au sud, proche de la côte, celle des grands volcans salvadoriens, continuation de l’alignement guatémaltèque et dont plusieurs sont en activité: Izalco (1 890 m), le «phare du Pacifique»; Santa Ana (2 385 m); San Salvador (1 950 m) dominant la capitale, San Vicente (2 540 m); San Miguel (2 132 m); et, enfin, sentinelle à l’entrée de la baie de Fonseca, le Conchagua (1 250 m). Au nord, la chaîne interne (du Chingo au Cacaguatique) est composée d’édifices plus anciens et moins élevés; elle est séparée du haut plateau basaltique hondurien par la chaude et sèche vallée du río Lempa. Entre les deux alignements s’étend un ensemble de plateaux, d’une altitude moyenne de 650 mètres, qui, depuis les temps précolombiens, constitue la région la plus favorable au peuplement; les sols, enrichis par les matières volcaniques, y sont particulièrement fertiles, et c’est actuellement le domaine d’élection du café.Toute la zone est extrêmement instable: l’histoire du Salvador est jalonnée de catastrophes, éruptions, tremblements de terre, lacs qui enflent ou se vident. La capitale, San Salvador, a été elle-même plusieurs fois détruite par de terribles séismes, le dernier en date étant celui de 1986; en dépit de quoi la population reste passionnément attachée à son sol. Le volcanisme récent a disloqué le drainage normal et le Salvador ne compte qu’un seul cours d’eau important, le Lempa; parallèle à la côte sur 180 kilomètres, il s’oriente brusquement vers le sud et traverse les deux chaînes volcaniques. Son cours inférieur a construit la partie la plus large de la plaine alluviale côtière; étroitement resserrée ailleurs entre la chaîne volcanique méridionale et l’océan Pacifique (Costa del Bálsamo, produisant le célèbre «baume du Pérou»), cette plaine s’élargit alors sur une trentaine de kilomètres. Domaine traditionnel de l’élevage, elle est de plus en plus consacrée à la culture du coton.Situé sur le 14e degré de latitude nord, le Salvador appartient tout entier au climat tropical; son altitude moyenne inférieure à 1 000 mètres entraîne une température moyenne annuelle élevée (23 0C à San Salvador), tandis que le fait que le pays soit exclusivement orienté vers le Pacifique lui vaut une saison sèche particulièrement longue (déc.-avr.).Les conflits avec les pays voisinsDès 1811, l’intendance de San Salvador, l’une des cinq provinces qui formaient la capitainerie générale du Guatemala, fut le théâtre de soulèvements sporadiques dirigés contre la domination espagnole. L’indépendance totale fut proclamée à Guatemala le 15 septembre 1821. Presque immédiatement, la junte consultative, composée de créoles qui entendaient conserver leurs privilèges et redoutaient les débordements populaires, décida l’incorporation des cinq provinces à l’empire mexicain d’Agustin Iturbide. Seul le Salvador s’y opposa, ce qui lui valut d’être envahi par une armée mexicaine; dans leur désarroi, les autorités locales songèrent à solliciter l’annexion de leur pays aux États-Unis ; l’effondrement rapide de l’empire d’Iturbide (mars 1823) régla la question. La république fédérale de Centre-Amérique fut alors créée (Constitution du 22 novembre 1824), dont le premier président fut le Salvadorien Manuel José Arce. Au sein de cette fédération, l’État du Salvador présentait déjà certains traits originaux qu’il devait conserver. Avec environ deux cent cinquante mille habitants, assez également répartis sur tout le territoire, il était, de loin, le plus densément peuplé; en outre, l’élément métis représentant plus de 50 p. 100 de la population, celle-ci offrait un cas unique en Amérique centrale de fusion entre l’élément espagnol conquérant et les peuples conquis, essentiellement des Indiens Pipiles (peuple nahua venu du Mexique vers l’an mille).L’histoire du Salvador au XIXe siècle présente tous les caractères de confusion et de violence qui ont marqué celle de l’Amérique centrale entière. Les rivalités entre «conservateurs» et «libéraux» se compliquaient de l’opposition entre «séparatistes» et «unionistes», adversaires ou partisans de la fédération; ils donnaient lieu à d’infinies combinaisons d’alliances et de guerres entre les pays, en même temps que le petit Salvador cherchait à défendre sa personnalité contre le grand voisin guatémaltèque. Les efforts unionistes du héros libéral hondurien Francisco Morazán, longtemps appuyés par le Salvador (dernier État à reprendre sa souveraineté totale, en 1841), se brisèrent finalement sur l’opposition irréductible du tyran conservateur du Guatemala, Rafael Carrera. L’avènement des «libéraux» au Guatemala, avec Justo Rufino Barrios (1871), allait-il raviver l’esprit unioniste? En fait, les méthodes brutales de Barrios lui aliénèrent les autres États et il mourut en 1885 en combattant contre le Salvador.Ces luttes féroces trouvèrent désormais un arbitre extérieur à la région: les États-Unis qui, avec l’avènement de Roosevelt (1901) étaient décidés à créer à travers l’isthme une voie interocéanique à leur profit. Si la position excentrique du Salvador le mettait relativement à l’abri des interventions directes, il n’en faisait pas moins partie de la «chasse gardée» américaine: ses nouveaux conflits avec le Guatemala (1906) puis avec le Nicaragua (1907) furent réglés par la médiation de Washington et à bord de vaisseaux de guerre américains; en outre, il dut accepter, sans avoir été consulté et malgré sa protestation solennelle, le traité Bryan-Chamorro entre les États-Unis et le Nicaragua (1914), qui prévoyait notamment l’établissement d’une base navale américaine sur la baie de Fonseca.Malgré ces convulsions, le pays avait atteint, en un siècle de vie indépendante, un certain degré de prospérité. Des gouvernements éclairés avaient favorisé le développement de la culture du café, l’installation de voies ferrées; une classe dirigeante particulièrement entreprenante et une masse paysanne extrêmement travailleuse avaient fait le reste. La crise économique mondiale mit un terme à cette évolution.Un gouvernement de militairesPour faire face aux mécontentements qui s’aggravaient, on ne trouva, comme dans tant d’autres pays, qu’une solution: l’«homme à poigne». Le général Maximiliano Hernández Martínez s’empara du pouvoir en 1931. «El Brujo» (le sorcier) se rendit rapidement célèbre en noyant dans le sang, dès l’année suivante, une jacquerie de paysans indiens affamés, accusés de «communisme»; on évalue à une quinzaine de milliers les victimes de la répression. Cependant, l’oligarchie, qui appuyait Hernández, se refusait à toute réforme sociale. Hernández Martínez fut renversé en 1944 après une grève générale.Depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, le pouvoir n’a cessé d’être disputé par des factions militaires adverses: Parti révolutionnaire d’unification démocratique (P.R.U.D.) du colonel Oscar Osorio et de son successeur le colonel José María Lemus, de 1950 à 1960; puis le Directoire civil et militaire, d’où émerge en 1962 le colonel Julio Adalberto Rivera (avec son Parti de conciliation nationale, ou P.C.N.), à qui succéda normalement en 1967 le colonel Fidel Sánchez. Avec des nuances diverses, ces officiers s’efforcent de moderniser le pays et de diversifier l’économie. Ils ont à leur actif d’importantes réalisations d’infrastructure: aménagement hydroélectrique du río Lempa, construction de routes, etc. L’esprit d’entreprise qui caractérise les capitalistes salvadoriens et le fait qu’à la différence des autres pays centraméricains les capitaux sont en grande partie entre les mains de nationaux ont favorisé une industrialisation qui est la plus intense d’Amérique centrale; le pays a trouvé un champ d’expansion avec la création en 1960 du Marché commun centraméricain.Cependant, on ne saurait se dissimuler les limites de ces succès. Les problèmes essentiels subsistent. Les «colonels réformateurs» ne peuvent heurter de front l’oligarchie (les fameuses «quatorze familles» qui passent pour contrôler le pays) et entreprendre les indispensables réformes de structure, en premier lieu fiscale et agraire. L’excessive concentration de la richesse constitue en effet, à elle seule, un frein puissant à l’expansion, car elle empêche le développement de la demande populaire. Cette concentration est particulièrement spectaculaire dans le domaine agraire (0,5 p. 100 des propriétés cumulent près de 38 p. 100 de la terre exploitée), laissant ainsi une masse énorme de péons sans terre.Un conflit a dressé l’un contre l’autre le Salvador et le Honduras en 1969. Pour le premier pays, surpeuplé, l’«immense» Honduras (112 000 km2), presque vide avec une densité de 18 habitants au kilomètre carré, avait joué traditionnellement le rôle de soupape; on estime que de deux cent mille à trois cent mille Salvadoriens étaient établis, illégalement pour la plupart, dans les départements occidentaux du pays voisin, sans qu’il y ait eu, jusqu’alors, de tension grave à ce sujet. Mais, à l’occasion d’un match de football, les haines se déchaînèrent et dégénérèrent en guerre fratricide (juin-juill. 1969). Les troupes salvadoriennes, mieux équipées, remportèrent un triomphe facile. L’arbitrage de l’Organisation des États américains (O.E.A.) a mis fin aux combats mais s’est révélé incapable d’apurer le contentieux.Pendant un moment, l’armée, le gouvernement du colonel Fidel Sánchez et indirectement le Parti de conciliation nationale ont pu profiter de l’enthousiasme «patriotique» provoqué par la victoire. Mais le bilan de la guerre demeure fort lourd. Les avions honduriens ont bombardé et détruit d’importantes installations économiques. En outre, le conflit aura fait, de part et d’autre, de deux à trois mille morts. L’interdiction faite par le Honduras à ses ressortissants de commercer avec le Salvador et la fermeture de la Route panaméricaine par laquelle transitaient les produits salvadoriens ont donné un coup d’arrêt aux échanges extérieurs régionaux dont l’économie salvadorienne est dépendante. Enfin, le retour forcé de plus de cent mille Salvadoriens dans un pays déjà congestionné a accentué les problèmes sociaux et économiques du Salvador.La montée des oppositionsL’élection présidentielle de 1972 marque le début d’une période de troubles. Regroupés sous le sigle d’Union nationale d’opposition (U.N.O.), les trois principaux partis d’opposition (le Parti démocrate-chrétien, le Mouvement national révolutionnaire, de tendance social-démocrate et l’Union démocratique nationale, proche du Parti communiste salvadorien déclaré illégal depuis 1932) mettent pour la première fois en péril le Parti de conciliation national jusqu’alors dominant. Devant le succès de l’U.N.O., le gouvernement n’hésite pas à recourir à la fraude et à la répression pour imposer son candidat, le colonel Armando Antonio Molina. Une tentative de coup d’État, organisée par de jeunes officiers affirmant ne rechercher que l’annulation des élections, échoue. Napoleón Duarte, chef de file de la Démocratie chrétienne et candidat présidentiel de l’U.N.O., exprime sa compréhension aux auteurs du coup d’État. Il est arrêté, brutalisé et envoyé en exil. De nombreux dirigeants politiques et syndicaux doivent quitter le pays. Des irrégularités multiples marquent aussi les élections municipales et législatives de 1974. Seuls les noms des vainqueurs sont publiés, les résultats chiffrés restant inconnus. Et, en 1976, l’opposition n’a d’autre recours que de se retirer, laissant le terrain au seul parti officiel.Un autre degré est atteint lors de l’élection présidentielle de 1977. Après un scrutin marqué par la violence et la fraude, le général Carlos Humberto Romero, candidat du P.C.N., est déclaré vainqueur contre le candidat de l’U.N.O., le colonel Ernesto Claramont. La proclamation des résultats est suivie de manifestations sévèrement réprimées. L’état de siège est décrété. L’accession à la présidence du général Romero signifie la reprise en main du pouvoir par une faction de l’oligarchie agraire traditionnelle. Elle s’était farouchement et efficacement opposée au projet de réforme agraire présenté en 1976 par le président Molina.La montée de l’opposition dans les années 1970 repose également sur le long travail de sensibilisation et d’organisation mené par divers organismes depuis les années 1960. Dans les campagnes, ce travail a été accompli par le clergé. Deux grandes associations fédéralistes de paysans sont nées: la Fédération chrétienne de la paysannerie salvadorienne (F.E.C.C.A.S.), fondée au début des années 1960, et l’Union des travailleurs agricoles (U.T.C.) au début des années 1970. Dans les villes, les syndicats manifestent de plus en plus massivement leur force; le nombre de leurs adhérents ne cesse de croître. Deux manifestations font date: en 1967, la grève de la Fabrica de Acero se transforme en une grève générale de plus de trente-cinq mille travailleurs de l’industrie et des transports; en 1968, les enseignants regroupés dans l’Association nationale des éducateurs salvadoriens (A.N.D.E.S.) mènent une grève de cinquante-deux jours. La mobilisation syndicale culminera en 1978, avec le rassemblement d’une partie des syndicats au sein de la Confédération unitaire des travailleurs salvadoriens (C.U.T.S.).Les fraudes électorales des années 1970 et l’accentuation de la répression provoquent une déception populaire vis-à-vis de toute élection et de tout combat politique. Ce phénomène est à l’origine de la naissance et du renforcement de groupes clandestins de gauche. On trouve, d’une part, les organisateurs de guérilla: l’Armée révolutionnaire du peuple (A.R.P.), les Forces populaires de libération (F.P.L.) et les Forces armées de la résistance nationale (F.A.R.N.). Plus proches des groupes politiques, des syndicats et des diverses associations de bidonvilles et d’étudiants, diverses organisations populaires se constituent: à partir de 1975, le Bloc populaire révolutionnaire (B.P.R.), le Front d’action populaire unifié (F.A.P.U.), et, à partir de 1977, les Ligues populaires du 28 février (L.P. 28).Des groupes d’extrême droite font également leur apparition: la Main blanche, l’Union guerrière blanche, la Phalange. Les activités de ces groupes s’ajoutent à celles, importantes, de l’Organisation démocratique nationaliste (O.R.D.E.N., qui signifie aussi «ordre»). Ce groupe, créé en 1968, est lié très étroitement au parti officiel et dirigé par le président de la République. Jouant un rôle à la fois politique et paramilitaire, O.R.D.E.N. a des membres dans tout le Salvador. Tous ces groupes sont étroitement contrôlés par l’armée et la police. Un département de l’armée, l’Agence nationale de sécurité salvadorienne (Ansesal), a été chargé, en 1975, de coordonner les activités des différentes forces de l’ordre officielles et para-officielles pour la sauvegarde de la sécurité nationale.La spirale de la violenceL’accession au pouvoir du général Romero, en 1977, se déroule dans un climat de violence sans précédent. Grèves de travailleurs, manifestations de paysans et d’ouvriers, disparitions de responsables politiques et syndicaux, occupations de terres, de ministères et d’ambassades ponctuent les derniers mois de 1977 et l’année 1978. En novembre 1977, le général Romero fait édicter «la loi de défense et de garantie de l’ordre public». Tout en prétendant défendre les principes d’un régime républicain, cette loi aboutit en fait à proscrire toute opposition.La présidence du général Romero marque également le début d’une grave dégradation de la situation économique. La réduction de l’investissement privé, l’expatriation des capitaux et des entreprises provoquent la fermeture de nombreux établissements, la mise au chômage d’un nombre croissant de travailleurs et la chute de la production industrielle. Cette chute était estimée, en 1980, à 17 p. 100 par rapport à la production de l’année antérieure. Dans le secteur agricole, la baisse des prix du café, du coton et du sucre entraîne une diminution notable des exportations. Le 15 octobre 1979, un groupe de jeunes officiers renverse le général Romero. Dans la «Proclamation des forces armées» qu’ils publient, ces officiers promettent de rétablir la démocratie et d’entreprendre des réformes de structures. Une junte civile et militaire assume le pouvoir. Mais, devant le refus de l’oligarchie et de l’armée d’appliquer le programme annoncé en octobre, les éléments civils et libéraux de la junte et du gouvernement démissionnent en janvier 1980.Un nouveau cabinet, essentiellement démocrate-chrétien – avec quelques conservateurs –, est constitué. Il adopte les premières mesures d’une réforme agraire. Les résultats en seront très limités du fait de l’hostilité de l’oligarchie. Il décrète en outre une nationalisation du secteur bancaire et du commerce extérieur.Les oppositions se durcissent. La mise à l’écart du chef de file des officiers libéraux, le colonel Majano, commandant en chef des forces armées, et son remplacement par le colonel Gutierrez marquent le retour en force des éléments conservateurs de l’armée. Devant l’ampleur de la répression, des démocrates-chrétiens refusent de collaborer avec la junte. Mais Napoleón Duarte accepte la présidence de celle-ci en décembre 1980. De leur côté, les organisations populaires s’unissent pour former d’une part, en avril 1980, le Front démocratique révolutionnaire (F.D.R.) et, d’autre part, en octobre, le Front Farabundo Martí de libération nationale (F.M.L.N.). Ces deux organisations créeront en janvier 1981 une commission politico-diplomatique de sept membres, premier pas vers la formation d’un gouvernement démocratique et révolutionnaire.Le cycle de la violence s’accélère. L’état de siège avec suspension des garanties constitutionnelles est décrété le 6 mars 1980. Le 24 mars, Mgr Romero, l’archevêque de San Salvador, qui a toujours dénoncé la violation des droits de l’homme dans son pays, est assassiné. L’université est investie au mois de juin. En novembre, tous les membres du conseil exécutif du F.D.R. sont arrêtés lors d’une réunion publique, torturés et étranglés. Enfin, en décembre, quatre ressortissantes nord-américaines dont trois religieuses sont assassinées, ce qui provoque la suspension par le président Carter de l’aide militaire américaine.L’exacerbation des oppositions aboutit, en janvier 1981, à l’affrontement direct, lorsque le F.M.L.N. lance un appel à l’insurrection générale.La guerre civileEn 1979, au Nicaragua, la victoire rapide des sandinistes avait vite réglé le problème. Rien de tel au Salvador, où l’offensive déclenchée le 10 janvier 1981 par les guérilleros a plongé le pays dans une cruelle guerre civile.Sur le terrain, deux forces s’affrontent sans qu’aucune ne puisse définitivement avoir raison de l’autre. La guérilla combine les opérations militaires d’envergure avec les opérations de sabotage de l’infrastructure économique et des voies de communication. En face, les forces armées salvadoriennes ont vu leurs moyens en hommes (plus de 52 000 en 1988) et en matériel croître depuis 1981. Le service militaire a été rendu obligatoire en 1986. Pour sa part, l’aide militaire des États-Unis, reprise en janvier 1981 par le président Carter, a été augmentée et régulièrement renouvelée par son successeur Ronald Reagan.Dès son accession à la présidence en janvier 1981, Ronald Reagan focalise l’attention sur le Salvador érigé en test de la fermeté retrouvée de Washington. «L’Amérique est de retour», tel sera le nouveau leitmotiv. Les autorités américaines dénoncent l’«agression soviéto-cubaine» dans l’isthme en s’appuyant sur la publication d’un livre blanc, intitulé «Interférence communiste au Salvador» (23 févr. 1981). Objectif avoué: éviter la «vietnamisation» de l’Amérique centrale au lendemain de la victoire sandiniste au Nicaragua et de l’accès au pouvoir de la gauche à Grenade.L’administration républicaine soutient aussi que la préservation de l’«arrière-cour» centraméricaine est un gage décisif de la crédibilité des États-Unis auprès de leurs alliés, partout dans le monde. Dès lors, pour contrer la «subversion», Washington ne lésine pas sur les moyens. Les aides économiques et militaires (envoi de «conseillers» et de matériels sophistiqués) affluent. Des milliers de soldats et officiers salvadoriens sont entraînés dès janvier 1982 sur le sol américain, à Fort Bragg et à Fort Benning. Ils formeront les redoutés bataillons de réaction immédiate (B.I.R.I.), Atlacatl, Belloso, Bracamonte. D’autres contingents sont formés dans les bases de la zone du canal du Panamá et au Honduras.Pour légitimer le pouvoir, des élections législatives sont organisées en mars 1982, malgré l’état de siège et le refus de la guérilla d’y participer. Mais, au grand dam des États-Unis, le Parti démocrate-chrétien devient minoritaire face à la coalition des droites animée par le puissant parti de l’Alliance républicaine nationaliste (Arena) du commandant Roberto d’Aubuisson. Ce dernier, anticommuniste acharné, est élu président de l’Assemblée constituante. Pour compenser autant que possible l’effet indésirable de la légalisation de l’extrême droite, les États-Unis pèsent de tout leur poids pour qu’Alvaro Magaña, un libéral, soit élu président «provisoire» en attendant l’élection présidentielle.Celle-ci aura lieu en mai 1984. En l’absence de la guérilla qui en a décidé le boycottage, Napoleón Duarte est élu président de la République avec 53,6 p. 100 des suffrages exprimés contre 46,4 p. 100 à son adversaire, le commandant Roberto d’Aubuisson. L’autorité du nouveau président sera renforcée lors des élections législatives de 1985, qui lui donneront une majorité à l’Assemblée.Lors des campagnes électorales, Napoleón Duarte avait plaidé pour un «pacte social» avec les organisations paysannes et syndicales, et promis l’ouverture d’un dialogue immédiat avec les insurgés pour rétablir la paix. Les discussions entre le gouvernement salvadorien et des représentants du F.M.L.N.-F.D.R. s’engagent le 15 octobre 1984 à La Palma dans le département de Chalatenango, près de la frontière hondurienne. Elles tournent court car les émissaires officiels adressent, en guise de négociation, un ultimatum aux rebelles. En fait, chacun des deux camps croit toujours que la victoire est possible et n’ébauche qu’un dialogue en trompe l’œil. L’échec des pourparlers ternira durablement l’image de la Démocratie chrétienne. Il faudra attendre 1987 pour que les négociations, entreprises cette fois dans un cadre régional, marquent des points. Le 7 août 1987, les présidents de cinq pays d’Amérique centrale (Costa Rica, Guatemala, Honduras, Nicaragua, Salvador) signent le plan de paix baptisé Esquipulas II. La cheville ouvrière de l’accord, le président du Costa Rica, Oscar Arias, est honoré par le jury d’Oslo du prix Nobel de la paix (oct. 1987), même si l’exercice diplomatique tarde à se traduire en résultats concrets.Attaqué par une extrême droite et une droite mécontentes des mesures économiques, dépendant d’une armée dont les chefs penchent pour une solution militaire au conflit, harcelé par une guérilla qui ne faiblit pas, discrédité aux yeux d’une population lasse de la guerre, de la chute du niveau de vie et de la corruption de l’administration, Napoleón Duarte qui, de plus est affaibli par un cancer, achèvera crânement son mandat dans le plus grand isolement. Signe avant-coureur, aux élections législatives de mars 1988, la Démocratie chrétienne perd la majorité au profit du groupe d’extrême droite de l’Arena.L’extrême droite au pouvoirLa donne politique est bouleversée au cours de l’année 1989. L’opposition de gauche, rassemblée au sein de la Convergence démocratique (C.D.), décide de participer au scrutin présidentiel du 19 mars 1989. Ses leaders, Guillermo Ungo et Héctor Oquelí du Mouvement national révolutionnaire (M.N.R.) ou Rubén Zamora du Parti populaire social-chrétien (P.P.S.C.), rentrés d’exil en novembre 1987, mènent campagne en dépit des menaces de mort de groupes paramilitaires et du boycottage de la «farce électorale» par leurs alliés du F.M.L.N. Mais l’événement majeur est le succès du candidat de l’Arena, Alfredo Cristiani, élu président avec 53,8 p. 100 des voix contre 36 p. 100 à Chávez Mena, représentant de la Démocratie chrétienne. L’extrême droite, déjà victorieuse des précédentes élections législatives et municipales, monopolise désormais, par les urnes, l’ensemble du pouvoir politique.Cette percée prend à contrepied la stratégie des États-Unis comme celle de la guérilla. Les dirigeants de Washington avaient misé sur une possible «troisième voie» incarnée par la Démocratie chrétienne pour éviter la chute d’un nouveau «domino» en Amérique centrale. Ils font contre mauvaise fortune bon cœur et se rallient à Alfredo Cristiani, plus «présentable», il est vrai, que le fondateur et figure de proue du parti, Roberto d’Aubuisson. Celui-ci, qualifié de «tueur psychopathe» par l’ex-ambassadeur américain Robert White, est ausi considéré comme l’instigateur de l’assassinat de Mgr Oscar Romero, l’archevêque de San Salvador, «la voix des sans-voix». Avant la joute électorale, Alfredo Cristiani avait précisé: «Si je gagne, il n’y aura pas de place dans mon gouvernement pour Roberto d’Aubuisson.» Il tint sa promesse.De son côté, le F.M.L.N. pensait que la victoire de la droite musclée clarifierait la situation en accentuant la polarisation politico-militaire. Mais le nouveau président surprend les commandantes en jouant la carte de l’ouverture et en prônant un «dialogue ininterrompu». Les premières prétentions de la partie gouvernementale – octroi d’une «paix des braves» en contrepartie d’une reddition pure et simple des rebelles – incitent le F.M.L.N. à montrer sa force. Bien appuyé sur ses bases arrières disséminées sur tout le territoire (montagnes du Morazán et du Chalatenango, pentes du volcan Guazapa, département central de San Vicente...), le F.M.L.N. est peu enclin à la capitulation. Le 11 novembre 1989, la guérilla lance une offensive d’envergure de San Miguel à l’est à Santa Ana à l’ouest et jusque dans les beaux quartiers de la capitale. Les milieux privilégiés, traumatisés par cette intrusion, renoncent à la perspective d’une issue militaire à la crise et poussent l’Arena à la recherche véritable d’une paix négociée. Quelques jusqu’au-boutistes poursuivent pourtant leurs méfaits. Le 16 novembre, un groupe d’hommes en uniforme s’introduit dans l’université centraméricaine de San Salvador et assassine notamment six jésuites, intellectuels prestigieux, parmi lesquels le recteur Ignacio Ellacuria et le directeur de l’Institut des droits de l’homme Segundo Montes.Cependant, l’évolution du contexte international fait baisser la tension d’un cran dans l’ensemble de la région. Les livraisons d’armes soviétiques au Nicaragua sont interrompues depuis le début de l’année 1989, selon ce qu’indique Mikhaïl Gorbatchev au président américain George Bush. Le 12 décembre 1989, le président nicaraguayen Daniel Ortega ratifie avec quatre de ses homologues centraméricains la Déclaration de San Isidro de Coronado (Costa Rica) qui presse de manière «véhémente» la guérilla salvadorienne de reprendre le dialogue avec les autorités élues. L’effondrement du bloc communiste (chute du Mur de Berlin le 9 novembre 1989) fait sentir ses effets jusqu’en Amérique centrale. La région se débarrasse des relents de la guerre froide, d’autant plus que les sandinistes abandonnent le devant de la scène le 25 février 1990 (élection de Violeta Chamorro).Si la voie est ouverte à la résolution des conflits locaux, les combats ne cessent pas pour autant. Les belligérants salvadoriens tentent d’améliorer leur position avant de se retrouver autour de la table de négociation. Finalement, le secrétaire général des Nations unies Javier Pérez de Cuéllar, qui a pesé de tout son poids, remporte son pari: un «accord de paix définitif» est signé à New York le jour même du terme de son mandat, le 31 décembre 1991. Il reste à définir les modalités.La paix ratifiéeLa signature officielle de l’accord intervient le 16 janvier 1992 à Mexico, au château de Chapultepec. En présence de dix chefs d’État et de gouvernement, le président Cristiani et les leaders du F.M.L.N. échangent de chaleureuses poignées de main. Le traité de paix prévoit, outre l’instauration d’un cessez-le-feu à compter du 1er février 1992, le désarmement et la réintégration à la vie civile des guérilleros, la réduction de moitié des effectifs de l’armée, l’épuration du corps des officiers impliqués dans les violations des droits de l’homme, la formation d’une police civile, la répartition des terres et la publication du rapport d’une «commission de la vérité» établissant les responsabilités dans les principaux massacres commis depuis 1980.Le conflit salvadorien s’achève «sans vainqueurs ni vaincus», selon le mot d’un des commandants du F.M.L.N., Shafik Handal. Mais les douze années de guerre laissent un pays exsangue et se soldent par un bilan humain douloureux: quelque soixante-quinze mille victimes, plus de cinq cent mille personnes déplacées (10 p. 100 de la population), quarante-cinq mille orphelins et trois mille enfants mutilés.La mise en application des accords, qui butte sur le rythme de démobilisation des combattants des deux camps, enregistre des retards, mais la dynamique de paix n’est pas remise en cause. La lassitude de la population face à tant d’affrontements stériles permet de maintenir le cap. Le 15 décembre 1992, les derniers des huit mille guérilleros du F.M.L.N. ont déposé leurs armes. Les effectifs de l’armée ont été ramenés à trente mille hommes et les cinq bataillons de lutte contre-insurrectionnelle dissous. L’épuration est l’occasion de sérieux bras de fer. Un colonel et un lieutenant de l’armée sont condamnés à trente ans de réclusion pour le meurtre des six jésuites. Le procès constituait une première dans le pays. Pour autant, il n’a pas permis de révéler toute la chaîne des responsabilités au sein de la hiérarchie militaire. Plus largement, la Commission de la vérité épingle une centaine de cadres de l’armée, parmi lesquels le ministre de la Défense le général Ponce, associés à de sanglantes exactions. Le rapport de la Commission est rendu public le 15 mars 1993 et les officiers mis en cause bientôt limogés. Mais le vote par le Parlement d’une loi d’amnistie, dite de réconciliation nationale, a rassuré les tenants de l’impunité.Durant les années 1993 et 1994, le pays poursuit l’apprentissage de la paix. L’heure est à la reconstruction après plus d’une décennie de luttes fratricides. Le P.I.B. progresse à un rythme de 5 p. 100 l’an, des efforts de diversification de l’économie très dépendante du café sont entrepris. Le montant des exportations ne représente encore que 40 p. 100 de celui des importations. Le déficit structurel de la balance commerciale, à hauteur de 1 milliard de dollars en 1993, est en partie compensé par l’aide américaine et les transferts de fonds opérés par les émigrés salvadoriens. À la fin d’octobre 1993, un sommet régional tenu au Guatemala tente de réactiver le Marché commun centraméricain (M.C.C.A.), entré en vigueur en juin 1961.Dans ce petit pays montagneux et surpeuplé, à la réforme agraire inachevée, la distribution de terres aux ex-combattants a constitué une autre pierre d’achoppement. Les deux parties dénoncent les lenteurs du processus d’attribution. En désaccord avec nombre de ses compagnons de lutte, le commandant du F.M.L.N., Joaquin Villalobos, déclare avec le zèle de l’idéologue récemment converti au pragmatisme: «Oui, je suis prêt à échanger l’impunité d’un colonel contre les haciendas de café d’Usulatán. La priorité pour nous aujourd’hui est de réinsérer nos cadres et nos militants dans la vie active» (mai 1993). À la fin de septembre 1994, trois cents anciens soldats de l’armée gouvernementale occupent le siège de l’Assemblée nationale dans la capitale, et retiennent en otages une vingtaine de députés avant d’obtenir l’octroi d’une aide complémentaire aux démobilisés.Au dernier trimestre de 1993, le Groupe d’observateurs des Nations unies au Salvador (l’Onusal), chargé d’accompagner la pacification, s’inquiétait de la résurgence des escadrons de la mort. Des équipes de tueurs à gages reprenaient en effet épisodiquement du service. Plus d’une dizaine de militants du F.M.L.N., transformé en parti politique avec pignon sur rue, tombaient sous les balles des sbires de l’Armée secrète anticommuniste (E.S.A.) ou de la Brigade Maximiliano Hernández Martínez. Malgré tout, la métamorphose de la société se réalisait. La nouvelle police nationale civile (P.N.C.) était progressivement mise sur pied, selon les quotas préconisés: 20 p. 100 des places réservés aux ex-guérilleros, 20 p. 100 aux anciens policiers du régime et 60 p. 100 à des recrues n’ayant pas «participé directement au conflit armé». Une assistance internationale (policiers espagnols et mexicains, gendarmes français...) favorisait cet étonnant amalgame. Au fil des mois s’enracinait une «culture de la paix», d’ailleurs élevée au rang de discipline scolaire à part entière et enseignée dans les écoles salvadoriennes.Au printemps de 1994, le président Cristiani pouvait se féliciter des succès engrangés. L’Arena, ou tout du moins sa fraction majoritaire, a respecté le jeu démocratique et endossé les habits d’une droite modernisatrice. Le président n’a pas été l’otage des secteurs durs de l’oligarchie et de l’armée qui freinaient toute évolution et a su habilement conduire la pacification jusqu’à son terme. L’homme d’affaires, formé à l’université de Georgetown, a montré également des qualités de gestionnaire. Au second tour de l’élection présidentielle, le 24 avril 1994, le candidat de l’Arena Armando Calderon Sol, maire de la capitale depuis 1988, recueille sans peine l’héritage. Il obtient 68 p. 100 des voix contre 32 p. 100 à son adversaire de gauche, Ruben Zamora. Le scrutin placé sous haute surveillance (présence de trois mille observateurs étrangers) consacre la normalisation de la situation politique. En devançant la Démocratie chrétienne, l’ex-guérilla s’affirme comme la deuxième force politique du pays. Pour les Nations unies, moins heureuses dans d’autres parties du monde (Yougoslavie, Somalie, Rwanda, Cambodge...), le Salvador fait désormais figure de «modèle de sortie de crise». Restent à régler les problèmes de fond – accès à la terre des petits paysans, distribution plus égalitaire des revenus – toujours d’actualité et qui furent à l’origine des déchirements passés de la société salvadorienne.
Encyclopédie Universelle. 2012.